JOSEPH FLETCHER OU LA PROSPECTIVE
D\’UNE MORALE PERSONNALISTE
(1905 – 1991)
INTRODUCTION
Joseph Fletcher, un moraliste américain est la figure de proue de la théorie de la morale connue sous le nom de la morale de situation ou moralité nouvelle. Cette théorie à pris aussi d’autres noms tels que situationnisme, contextualisme, occasionnalisme etc. Fletcher expose les grandes articulations de sa théorie dans son ouvrage retentissant intitulé Situation Ethics (la morale de situation) paru en 1966. Selon lui, il n’y a pas d’absolu en matière de morale. La moralité ou l’immoralité d’un acte particulier dépend de la situation dans laquelle l’acte a été accompli. En d’autres termes la situation détermine à la fois le juste et l’injuste, le bien et le mal dans une conduite particulière. Trois grandes articulations se dégagent de l’ouvrage de Fletcher à savoir :
* Une théorie morale qui rompt avec la tradition morale en prenant pour seul fondement,
le fondement de l’amour.
* Cette théorie adopte quatre principes de travail.
* Cette théorie est soutenue par six propositions fondamentales.
I- UNE MORALE NOUVELLE FONDÉE SUR L’AMOUR
En tant que morale, la morale de situation met l’accent sur le caractère singulier de l’individu. Son habileté à forger son propre destin et à déterminer son propre choix moral dans toute situation donnée de la vie. La situation dans laquelle l’homme se trouve, selon les situationnistes, détermine son choix concret et, par conséquent le caractère bon ou mauvais de l’acte accompli, car l’homme à la prérogative de décider de son existence sur terre.
La morale de situation n’est pas essentiellement nouvelle (bien qu’on l’appelle couramment morale nouvelle) ni dans sa méthode ni dans sa forme. Mais elle est \’‘une rupture radicale avec la sagesse conventionnelle et le climat d’opinion ambiant[1]’’. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un abandon de la manière stéréotypée de déterminer le bien et le mal dans les conduites morales. Les situationnistes font observer que lorsque nous prenons une décision, nous ne devons pas chercher à nous appuyer sur une loi contraignante, que celle-ci soit tirée de la Bible ou des coutumes, mais plutôt. \’\’… Nous devons nous demander si notre acte sert ou dessert notre prochain[2]’’. En d’autre terme, le situationniste recherche ce qui est bien en toute situation et non ce qui est juste ; car comme l’a si bien dit Kai Nielsen, \’\’ce qui est bien est déterminé par ce qui répond à l’intérêt humain, ce qui satisfait les besoins humains et ce qui favorise la réalisation humaine[3]’’
Joseph Fletcher, le principal protagoniste du situationnisme, présente dans sa morale de situation, un manifeste de la responsabilité individuelle qui est cristallisée dans la morale de l’amour agapè. Cette morale de l’amour débarrasse l’homme de ce qui est perçu comme codes, règles de conduites archaïques, étouffant le développement moral de l’individu.
L’option morale de cet ouvrage prend ses distances vis-à-vis des théories morales qui appliquent de manière stricte des règles et des lois. Ces théories sont qualifiées de trop superficielles et mesquines pour donner des réponses capables de résoudre les problèmes moraux. Fletcher esquisse alors une méthodologie pour les prises de décision basée sur la responsabilité individuelle. Il soutient avec vigueur que chaque homme doit décider pour lui-même ce qui est juste, sur la base de l’amour agapè.
Fletcher distingue trois types d’amour à savoir :
* L’amour Philia : c’est l’amitié ou l’affection, c’est l’amour au sens ordinaire, celui qu’une
mère a pour son enfant.
* L’amour Eros : du grec Eros qui donne l’adjectif érotique c’est l’amour sexuel.
* L’amour Agapè : c’est l’amour chrétien, l’amour prêché par le christ : c’est l’amour de Dieu étendu à son prochain[4].
Fletcher met l’accent sur la suprématie de la règle de l’amour agapè sur la règle de la loi parce que la première l’emporte toujours sur la dernière. Paul Tillich est du même avis que lui lorsqu’il observe que :
… La loi de l’amour est la dernière loi parce qu’elle est négation de la loi. Elle est absolue parce qu’elle concerne toute chose concrète. L’absolution de l’amour est son pouvoir de pénétrer les situations concrètes, de découvrir ce qui est requis par la situation devant elle[5].
Qui plus est, la morale de l’amour agapè est considérée comme la norme morale absolue. C’est la loi morale qui est applicable et absolue en toutes situations parce qu’elle s’offre sans réciprocité. C’est la loi absolue en morale, bien que son expression et son application diffèrent d’une situation à l’autre. D’ailleurs, elle est la seule chose qui soit intrinsèquement bonne et tout acte motivé par elle dans n’importe qu’elle situation est un acte bon. La justice, affirme Fletcher est également identique avec cet amour, car on ne peut pas prétendre aimer quelqu’un sans être juste envers lui. Les deux sont donc indispensables parce qu’il ne peut y avoir d’amour sans justice, car la justice n’est rien d’autre que l’amour distribué aux autres.
Dans l’un des nombreux exemples qu’il a donnés pour illustrer sa théorie morale, Fletcher cite le cas d’une famille allemande séparée pendant la seconde guerre mondiale[6]. Le père a été capturé et amené dans un camp d’emprisonnement au pays des Galles, et la femme amenée dans un camp d’emprisonnement en Ukraine, tandis que les enfants avaient été tous dispersés.
Toutefois, il se fit que l’homme fut très tôt libéré et put revenir chez lui en Allemagne. Après quelques semaines de recherches, les enfants furent aussi retrouvés et ramenés à la maison. Mais ni le père, ni les enfants n’avaient aucune idée de l’endroit où pourrait se trouver la femme. Ils la recherchaient désespérément. Fortuitement la nouvelle parvint à la femme dans le camp d’emprisonnement d’Ukraine que sa famille était de nouveau réunifiée et la recherchait désespérément. Mais les règlements de la prison ne permettaient de libérer un détenu qu’en cas de maladie grave qu’on ne peut soigner dans le camp ou, s’il s’agit d’une femme, au cas où elle tomberait enceinte. Alors la femme en question, Madame Bergmeier décida de tomber enceinte. Elle s’arrangea avec un des gardiens du camp pour que ce dernier l’enceinte afin qu’elle puisse être libérée. Le gardien obéit à sa requête et l’engrossa. Son cas fut vérifié médicalement après quoi elle fut libérée du camp. Elle se hâta alors de rentrer pour rejoindre sa famille en Allemagne et expliqua à son mari le stratagème qui lui a permis de retrouver sa liberté. Son mari approuva entièrement son acte et était réellement heureux de la revoir. Quand enfin l’enfant naquit, il fut chéri comme un \’\’sauveur’’ de la famille et le mari était reconnaissant au gardien de la prison.
Du point de vue de la morale traditionnelle chrétienne, il va de soi que l’acte de cette femme est moralement condamnable. Pourtant du point de vue situationniste il s’agit d’un acte bon eu égard à la situation dans laquelle il a été accompli. \’\’Dans cette situation, l’amour semble mieux servi[7]’’. D’ailleurs le situationniste appelle ce cas \’\’adultère sacrificiel’’ puisque l’amour demande le sacrifice et c’était le sacrifice que Mme Bergmeier avait à faire pour prouver son amour à son mari afin qu’elle puisse s’unir de nouveau à lui et à la famille.
Bien plus Fletcher affirme que la morale de situation n’est pas un système ou un programme de vie conforme à un code, mais plutôt une méthode permettant des prises de décision morale qui prend en compte la condition circonstancielle qui entoure et dicte l’acte à accomplir en un moment particulier (comme il résulte de l’exemple ci-dessus donné). De cette manière l’homme devient conscient de lui-même et ce qui l’intéresse le plus est de savoir comment mener sa vie dans un contexte donné, dépourvu de raisonnement ou de valeur absolus. Dans la morale de situation les jugements moraux se prennent selon la manière dont la situation concrète existentielle se présente car c’est en ce moment là que l’homme devrait se résoudre à mettre de côté les principes objectifs de la morale et faire ce qui est bien pour lui de faire dans le contexte engendré par la situation. Pour le situationniste, ce qui importe est le bien de l’individu (comme par exemple la réunification de la famille Bergmeier) et non la loi, parce qu’il ne sert à rien d’être rempli de la connaissance du juste selon la loi et manquer de voir ce qui est bien.
De ce qui précède, on peut déduire que la morale de situation est une théorie morale consistant à prendre des décisions selon que la situation concrète l’exige. De même en mettant l’accent sur la situation comme facteur déterminant en matière de tout acte, la morale de situation recherche ce qui est convenable pour le moi responsable. Elle est a posteriori, empirique, axée sur la recherche du fait. Elle est aussi antimoraliste et antilégaliste parce qu’elle est sensible à la réalité de la situation en main, sa variété et sa complexité mais ne perd pas de vue l’amour agapè comme le principe directeur de toutes prises de décisions morales.
II- LES QUATRE PRINCIPES DE TRAVAIL DE LA MORALE DE SITUATION
Joseph Fletcher, dans son effort de faire comprendre plus clairement ses affirmations sur la morale de situation va présenter quatre principes de travail essentiels pour une compréhension saine de la morale de situation, destinés à enrayer tout préjugé de l’esprit de quiconque entreprend l’étude de la nouvelle morale[8].
1- Le pragmatisme
Il a son fondement dans le rejet de la philosophie traditionnelle caractérisée par un académisme excessif. Comme tel il essaye d’établir un système plutôt pratique et moins abstrait. Fletcher, après avoir découvert que la métaphysique ne peut pas réussir à combler le fossé entre la foi et le scepticisme, va adopter le pragmatisme dans la mesure où ce dernier a à faire avec des situations concrètes. Il affirme que \’\’… La morale abstraite et conceptuelle est une illusion[9]’’. La morale de situation est donc pragmatique parce qu’elle insiste sur le caractère réalisable de son principe dans la pratique. Tout principe qui se révèle irréaliste et inadéquat dans la pratique est rejeté.
Le pragmatiste se posera souvent la question \’\’qu’est-ce qui est bien ?’’ Selon William James \’\’… La vérité, en terme concis n’est qu’un expédient dans notre manière de penser tout comme le juste n’est qu’un expédient dans notre manière de nous comporter[10].
Ainsi le pragmatiste considère le bien comme ce qui est utile, constructif, réalisable et pouvant aider à atteindre un but et nous donner finalement satisfaction. La satisfaction dont il s’agit ici ne se confond pas avec le plaisir des hédonistes, c’est bien la satisfaction de la conscience humaine.
L’adhésion de Fletcher au pragmatisme est sans équivoque lorsqu’il affirme \’\’…La méthode pragmatiste est un instrument légitime en morale[11]’’. Ainsi pour Fletcher, l’expédient c’est ce qui est constructif et fait reconnaître à chaque individu, son individualité, sa singularité.
2- Le relativisme
La morale de situation est aussi relativiste parce que le bien ou le mal moral est relatif et dépendent de la situation. Selon Fletcher, \’\’…De même que la stratégie est pragmatique, la tactique est relativiste[12]’’. Par conséquent l’usage des termes comme jamais, toujours, complet, parfait et intrinsèque est rejeté parce qu’il n’y a pas d’acte humain intrinsèquement et toujours mauvais. Un acte prétendu intrinsèquement mauvais peut devenir bon dans certaines situations.
De plus, le situationniste soutient qu’on ne peut pas parler de relativité sans parler de norme. L’usage du terme relativisme dans un sens absolu qui s’accommode avec n’importe quel modèle de pensée, parce que chaque individu serait l’arbitre de la vérité dans sa vie morale, ou son usage par certains philosophes pour décrire leur conception personnelle par opposition avec d’autres conceptions qu’ils considèrent comme absurdes, est insatisfaisant et peu recommandable car il mène à une situation où les décisions morales sont hasardeuses, et insignifiantes. Ceci explique donc pourquoi le relativisme normatif dans la morale de situation emploie et reconnaît l’amour agapè comme sa norme.
A la lumière de ce qui précède, le relativisme est très important pour la morale de situation parce qu’il sert de fondement pour une compréhension saine du situationnisme.
3- Le positivisme
Bien que le terme positivisme implique une approche scientifique, il joue un rôle dans la morale de situation en ce sens que les décisions morales sont a posteriori, empiriques et cherchent toujours la justification. Toutefois cette justification n’est obtenue que quand une approche précise axée sur l’amour agapè est donnée à tout processus de prise de décision morale.
Bien plus, le situationnisme qui opère avec le principe de l’amour agapè insiste dans son approche positiviste sur le fait que la position d’un acte dans une situation particulière doit être le meilleur choix possible qu’on puisse faire en tenant compte des circonstances. Fletcher pense que la casuistique est le but des investigations morales. Une morale demeure inauthentique tant qu’elle ne prend pas en considération les cas. En tant que tel, le positivisme qui est scientifique dans son approche donne quelque justification à la morale de situation car elle préconise les caractères pratiques et utilitaires de l’action humaine qui soit véritable scientifiquement ; plutôt que l’adoption de normes métaphysiques et idéalistes qui réduisent l’homme à la machine.
4- Le personnalisme
La morale de situation est personnaliste dans son approche parce qu’elle s’occupe du bien-être de la personne humaine. Contrairement aux légalistes qui sont beaucoup plus préoccupés par les dictats de la loi, le situationniste est plutôt préoccupé par la meilleure manière dont la personne doit prendre ses décisions en vue de son développement et de son bien-être. A l’appui de son argumentation Fletcher mentionne le fait que la tradition chrétienne enseigne qu’on doit aimer la personne et non les commandements, les principes, les lois ou les objets, parce que la personne humaine est bien plus importante que ces principes.
Aussi, pour Fletcher, les valeurs ne sont pas inhérentes aux choses, mais plutôt « la valeur est ce qui advient de quelque chose, quand il se fait qu’elle est utile à l’amour au service des personnes »[13].
Les choses sont donc bonnes si et seulement si elles sont bonnes pour les personnes. Fletcher condamne toute situation où les personnes humaines sont traitées comme des choses. A son avis les choses sont faites pour être utilisées, et les personnes, pour être aimées[14]. Il accepte l’idée kantienne selon laquelle la personne humaine doit être traitée comme une fin et non comme un moyen pour des fins.
Un aperçu général de ces quatre principes de travail montre que la morale de situation accorde plus d’importance à la personne humaine, avant toute chose.
Elle considère la condition circonstancielle qui entoure et dicte un acte à poser en un moment particulier. Ainsi en travaillant avec ces principes, la morale de situation devient pragmatique plutôt que dogmatique. \’\’Elle veut que notre conduite soit en adéquation avec notre croyance[15]’’.
III- LES SIX PROPOSITIONS FONDAMENTALES DE LA MORALE DE SITUATION
Fletcher affirme que l’efficacité de sa morale de situation repose sur six propositions qui lui servent de guide :
La première fixe la nature de la valeur. La seconde réduit toutes les valeurs à l’amour. La troisième identifie l’amour à la justice. La quatrième libère l ‘amour de la sentimentalité. La cinquième stipule le rapport entre moyens et fins. La sixième établit l’authenticité de toute décision dans son contexte[16].
Avant de passer en revue ces six propositions, il faudra souligner de nouveau que le genre d’amour que Fletcher prône est l’amour Agapè (amour divin) qui nous commande d’aimer notre prochain comme nous même et de faire aux autres ce que nous aurions voulu qu’ils nous fissent. Toutefois l’application et l’expression de cet amour varient d’une situation à une autre.
1- L’amour est toujours bon
La valeur est un élément très important dans toutes décisions morales. Ceci provient du fait que c’est la valeur qui définit l’impératif placé sur l’acte humain. Fletcher trouve cette valeur dans l’amour Agapè. Ainsi il postule qu’une seule chose est intrinsèquement bonne, à savoir l’amour et rien d’autre[17].
Fletcher fonde ici le bien sur l’amour seul parce qu’il croit qu’aucune autre chose n’est intrinsèquement bonne. Le bien est inhérent à l’amour seul. Pour la morale de situation le bien n’est pas dans l’acte lui-même mais c’est la situation qui le définit.
Pour le situationniste donc, le mensonge, l’euthanasie, l’avortement, l’adultère etc sont justes et bons s’ils sont fondés sur le dictat de l’amour Agapè et cela les justifie dans la situation particulière.
2- L’amour est la seule norme
Ceci, selon Fletcher, dérive essentiellement du fait que ‘’… La norme directrice dans la prise de décision chrétienne est l’amour : « rien d’autre [18]». Les légalistes considèrent la loi comme le critère de la moralité, mais les situationnistes soutiennent que c’est l’amour qui commande à l’individu de suivre la loi, et l’amour se sert de la loi quand il le convient[19].
Qui plus est, Fletcher affirme que l’amour agapè n’a pas d’égal. A la manière de Saint Augustin, il pense que l’amour est la source et le principe central dont dépendent toutes les autres vertus. Etre juste selon la loi, de l’avis de Fletcher n’a rien à voir avec la moralité parce que la loi étouffe le développement moral et ne permet pas à l’individu d’exercer sa liberté de choix quand il est confronté à des situations conflictuelles. D’après le situationniste le point de vue selon lequel le légalisme dérive de la loi naturelle est en train de s’effriter. Ceci est dû au fait patent que la maxime qui commande de faire du bien et d’éviter le mal est entrain de subir une reconstruction de sorte que la détermination de ce qui est bien et de ce qui est mal est maintenant laissée au seul jugement de la situation existentielle concrète.
3- L’amour et la justice sont identiques