Le Rapport de la philosophie de Nietzsche à la philosophie de la vie

 

Le Rapport de la philosophie de Nietzsche à la philosophie de la vie

Par Félix Nestor AHOYO Université d’Abomey – Calavi

 

 

Abstract

 

            In attempting to do a comparative study between philosophy of life and Nietzschean philosophy we are led, at first sight, to conclude that there is a kinship, or rather a similarity between them because both of them have as central concept, life and develop their arguments in praise of life. But after a keen scrutiny of the fundamental concepts around which are structured the two trends of thought, we realize that they are quite different.

            Meanwhile both of them advocate  a metaphysics of existence and immanence, Nietzsche affirms that the ultimate principle of the word is the will to power, against philosophy of life which finds that ultimate principle is life itself. Meanwhile philosophy of life acknowledges the possibility of knowledge and truth by the means of reason and intuition, Nietzsche affirms that ‘‘we have abolished the world of truth’’. As regards morality philosophy of life acknowledges that open morality is constructive, not destructive, Nietzsche affirms that morality is the invention of the weaks  in order to take their revenge over the strongs.

            In short, meanwhile philosophy of life advocates a careful enjoyment of life, Nietzsche urges us to live dangerously.

 

Résumé

 

            En faisant une étude comparée de la philosophie de la vie et de la philosophie Nietzschéenne on est tenté, à première vue, de conclure qu’il y a une parenté sinon une similarité entre elles, car les deux ont pour concept central la vie, et font l’éloge de la vie. Mais à une étude minutieuse des concepts fondamentaux autour desquels se structure les deux courants philosophiques on se rend compte que ce sont deux philosophies nettement différentes.

 

            Alors que Nietzsche et la philosophie de la vie prônent une méta physique de l’existence et de  l’immanence,les philosophes de la vie trouvent le  principe ultime de la métaphysique est la vie elle-même, or Nietzsche affirme que ce principe est la volonté de puissance. Alors qu’en science les philosophes de la vie reconnaissent que le monde, en dernière analyse, est connaissable grâce  à la raison et l’intuition, Nietzsche affirme qu’il a aboli le monde de la vérité. En morale les philosophes de la vie affirment que la morale ouverte n’est pas une morale destructive mais constructive, Nietzsche postule que la morale n’est qu’une invention des faibles pour prendre leur revanche sur les forts.

 

            Bref, alors que les philosophes de la vie mettent des gardes fous à la jouissance de la vie, Nietzsche trouve qu’il faut vivre dangereusement.

 

 

Mots clés

 

            Philosophie, vie, existence, conscience, intelligence, morale, Dieu, intuition, raison, connaissance.

Introduction

 

Il n’est pas aisé de déterminer la place qu’occupe Nietzsche (1844-1900) dans le panorama de la philosophie moderne et contemporaine. Pour certains exégètes il n’est qu’un adepte de la philosophie de la vie, pour d’autres il ne serait qu’un précurseur de l’existentialisme athée. Nous nous efforcerons dans cette étude, de déterminer à partir d’une analyse minutieuse, les rapports qu’entretient la pensée de Nietzsche avec la philosophie de la vie. Nous ferons la comparaison entre la philosophie de la vie et la philosophie de Nietzsche au regard des problèmes de métaphysique, de théorie de la connaissance et de morale, nous devons préciser que la présentation des concepts fondamentaux autour desquels se structure le mouvement d’idées appelé philosophie de la vie sera fait en mettant en évidence ce qui est commun à ses divers représentants tout en laissant de côté ce qui est spécifique à chacun. Pour ce faire nous nous appuierons sur les textes des philosophes qui s’imposent comme les plus grands représentants de ce courant, ceux ayant exprimé ce que ce courant a d’authentique et de profond, à savoir Henri Bergson (1859-1941), Georg Simmel (1858-1918), Miguel de Unamuno (1864-1936), Wilhelm Dilthey (1853-1911), Jean-Marie Guyau (1854-1888).

 

*I

 

            Quelle est, dans la vision de la philosophie de la vie, le principe ultime (métaphysique) de l’existence dans son ensemble ? Ce principe est pour elle, la Vie même, en sa qualité d’énergie créatrice inépuisable qui se développe en vertu de ses fins propres sans intervention de l’extérieur, de la providence divine qui lui imposerait comme une exigence éternelle de création, la réalisation d’un plan d’ensemble conçu antérieurement à l’acte par lequel elle s’objective et, de même, sans l’intervention de quelques lois  mathématiques cachées on ne sait où et surgissant à la faveur de circonstances naturelles, lois qui détermineraient ces formes particulières de manifestations à se structurer et fonctionner à la manière d’une machine mécanique.

 

            La vie prise dans son sens pur et absolu, au sens de principe inconditionné de création est, soutient Bergson, pour ne citer que lui, le centre d’irradiation aussi bien de l’anorganique (la matière) que de l’organique (la vie même). Mais alors que l’organique se constitue par le développement ininterrompu des déterminations originaires de ce centre d’irradiation ; l’anorganique (la matière) est constitué par la formation de déterminations opposées du point de vue qualitatif à ces déterminations. On pourra définir l’organique comme une réalité d’énergie, et la matière comme une réalité qui se défait, comme une dégradation continue et une perte d’énergie[1]. La vie en tant que principe inconditionné de création, engendre, donc deux directions différentes du devenir : la direction de la vie à proprement parler et la direction de la matière, de l’existence anorganique. Se posant comme pure essence et déterminant l’évolution continue de ces données originaires, la vie en tant que principe inconditionné de création, se serait constituée elle-même en tant que vie, en tant qu’existence organique. Se posant comme son contraire, son propre alter-ego et déterminant l’involution continue de ses éléments originaires, elle se serait constituée comme une existence anorganique, comme matière. La vie manifestée comme essence pure du centre d’irradiation de toutes choses, de l’énergie universelle, est un mouvement permanent, ascendant et une création continue de formes nouvelles[2]. En la comparant avec la matière, nous observons que cette dernière a tendance à se constituer en systèmes isolés, fermés, « qui peuvent être traités de façon géométrique[3] » et qui ne connaissent que des changements répétables à l’infini. Pour les structures organiques, le temps est une durée concrète, il est irradiation interrompue de nouveauté, c’est une succession de moments qualitativement nouveaux les uns par rapport aux autres, c’est en bref, -un temps irréversible.

 

            Par contre pour les systèmes matériels, le temps n’est qu’une abstraction[4], un nombre déterminé de simultanéités ou de correspondances qui restent toujours identique avec lui-même, indifféremment de la nature des intervalles qui séparent les correspondances les unes des autres[5] ou n’est qu’une unité de moments qui se déroule à la manière d’un film cinématographique, qui nous indique que les phénomènes matériels sont calculables à l’avance[6] » ce temps n’est donc, en bref qu’un temps réversible.

 

            La philosophie de la vie, fait équivaloir avec Dieu[7] le principe métaphysique de l’existence dans son ensemble, qui est la vie au sens de créativité inépuisable ayant ses fins en elle-même. Cette procédure se réclame évidemment d’une perspective panthéiste de l’existence. Il est intéressant de montrer que la philosophie de la vie ne se contente pas seulement de désigner comme l’être même la totalité de l’existence l’élan créateur de la vie ou, ce qui revient au même, Dieu (comme nous le verrons, l’existentialisme athée met à la base de cette totalité le néant) ; mais nie purement et simplement l’idée même du néant. La vision traditionnelle de l’être et du néant, et le rapport entre l’être et le néant, tend –selon Bergson –à définir le néant comme une sorte de ‘‘substrat’’ ou de ‘‘réceptacle’’ préexistant, si ce n’est pas de facto, tout au moins de jure, à l’être, et l’être comme un plein brodé sur le canevas du vide, comme un tout réel superposé au ‘‘néant’’[8]. L’idée selon laquelle le néant ou plus exactement, le néant absolu est l’abolition de tout existant, la non existence, c’est-à-dire le vide absolu s’avère être toutefois une pseudo-idée, ‘‘un simple mot’’[9]. Au fait, supprimer une chose consiste à la remplacer par autre chose, penser l’absence d’une chose n’est possible que par la représentation plus ou moins explicite de la présence de cette chose[10] ; on peut même dire que dans l’idée d’un objet conçu comme non existant est nécessairement l’idée de l’objet existant, avec en plus la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc[11] et, finalement on peut tirer la conclusion que dans l’idée du néant, du rien, se cache au fond, aussi l’idée du tout (Plein), de l’être, avec en plus, un mouvement spirituel qui saute d’une chose à une autre de façon indéfinie, refuse de rester sur place et concentre toute son attention sur ce refus, et ne se détermine jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu’elle vient de quitter[12].

 

            Cette position, de contestation de l’idée que le néant serait opposée à l’existence même, que le néant serait la négation de la réalité même est celle de Simmel, il soutient par exemple que la mort est ‘‘inhérente’’ ‘‘dès le départ à la vie’’. Que c’est un événement qui appartient à l’essence de la vie, que c’est un phénomène dans laquelle la vie se conservant en tant que vie (comme acte) se transcende ‘‘par le bas’’ ‘‘descend’’, se diminue[13].

 

            Dans la conception des philosophes de la vie, la vie est, dans son essence, un processus naturel immatériel. Bien sûr, elle est ‘‘attachée à la matière’’ et même marginalisée, dans certains moments de son évolution par les lois générales de la matière inerte[14]. Mais considérée dans son ensemble, la vie nous fait découvrir le spectacle d’une évolution graduelle, d’un progrès, d’une croissance, donc un spectacle différent de celui que nous offre le devenir de la matière. Le terme final, la fin de l’évolution même, c’est l’homme : l’homme seul est celui qui développe à l’infini ses attributs fondamentaux du mouvement vital : invention, création, liberté[15]. Toutefois, à la base de la vie humaine aussi bien que la vie végétale et animale, il y a un seul et même principe : le principe de l’action, de la transformation, de la création, le principe est considéré être non seulement de nature immatérielle, mais aussi de nature irrationnelle.

 

            Nous avons vu que pour les philosophes de la vie, la vie dans son sens absolu est mobilité, transformation, croissance, évolution, mais affirme-t-ils, la vie ne peut s’accomplir comme vie absolue (mouvement ininterrompu[16], mobilité perpétuelle[17]) que dans la mesure où elle à la possibilité de se construire en un sens qui contraste avec la vie absolue, c’est-à-dire, comme existence qui s’est aliénée dans une certaine mesure, l’essence pure de la vie (processus, mouvement) et est devenue quelque chose d’étrangère à elle-même, différente d’elle-même (plus que la vie affirme Simmel[18]). En s’épuisant en formes, en configurations relativement stables, à vrai dire, ce monde de formes fonctionne comme une sorte d’obstacle que la vie se crée de façon discontinue pour se maintenir vivants les instincts dynamiques et, donc pour pouvoir se réaliser  en permanence non seulement comme vie qui les englobe et les révèle. On peut donc dire que la vie dans son sens absolu est un dépassement continu  des formes actuelles limitatives de la vie (est ‘‘plus que la vie’’ comme l’affirme Simmel[19]), c’est l’action qui s’intensifie et s’étend toujours[20].

 

            Dans son absoluité, la vie est la transcendance des limites déterminées, des formes relativement rigides ou, pour utiliser la formule paradoxale de Simmel, c’est la transcendance de soi-même[21].

 

            L’étoffe même de la vie, plus exactement, de la vie prise dans son sens absolu, est le temps irréversible, la durée irréversible[22]. La vie dans son sens absolu est un mouvement et une transformation continus. Elle est irradiation continue de nouveauté, (renouvellement continu). En se changeant, elle empêche un état fût-elle-même identifié à la surface avec elle-même, de se répéter en profondeur[23].

 

            Le temps caractéristique des systèmes organiques est, donc le temps des transformations et des croissances qualitatives. Il se manifeste comme une succession ininterrompue d’événements profondément originels les uns par rapport aux autres. Si nous isolions l’un de ces moments de l’unité indivisible (comme nous avons besoin de le faire, au fait, afin de pouvoir saisir la vie dans sa concrétude individuelle directe), nous observerons qu’il ne peut jamais être quelque chose, de fixe, fermé sur lui-même, qu’il ne peut jamais être une ‘‘simple présence’’, un présent ponctuel, comme le dit Simmel’’[24], parce qu’il inclut en soi le passé avec une partie de ses déterminants originaires qui se dépassent toujours vers l’avenir[25].

 

            Enfin, voyons comment se configure le rapport entre la vie et l’histoire dans la vision de la philosophie de la vie. Selon Simmel, qu’on peut prendre comme le meilleur représentant de ce courant philosophique dans l’analyse de la thématique respective, –la vie dans son sens absolu,  d’écoulement perpétuel, l’élan infini (débordant) constitue l’élément générateur de l’histoire. Pour obtenir son accomplissement interne vers lequel il tend avec toutes ses forces, pour se manifester comme un écoulement perpétuel, comme un processus ininterrompu, comme un mouvement continu, la vie dans son sens absolu a besoin de l’appui des forces qui puissent jouer le rôle d’obstacle stimulateur pour son évolution dans l’ensemble, ces forces qu’elle se crée elle-même sont les valeurs de la culture et de la civilisation de l’humanité. Toutefois dans le processus d’élaboration, de structuration, de concrétisation de ces valeurs se produit un phénomène paradoxal, le facteur qui a déclenché le processus de formation des valeurs de culture et de civilisation était la vie dans son absolu ; mais au cours de ce processus de formation elle commence à s’aliéner ses essences pures, et à la fin du processus on peut constater qu’elle est devenue, au fond, son alter-ego : la tendance rétroactive à ralentir et même à arrêter le rythme créateur des transformations, à diminuer et même à annihiler la mobilité productive de l’âme.

 

            Entre ‘‘plus de vie’’ et ‘‘plus que la vie’’, entre la vie prise comme essence pure et la forme de culture ou de civilisation, entre la vie dans son sens absolu (qui seul peut abriter dans ses structures la vie spirituelle de l’humanité) s’instaure, ainsi, un conflit permanent. La vie dans son sens absolu envahit les formes de culture et de civilisation (les structures historiques) qu’elle a créées en s’aliénant et les détruit, simplement pour en créer d’autres nouvelles, qui à leur tour seront annihilées et ainsi de suite dans une série infinie.

 

            En conclusion, la métaphysique de la philosophie de la vie est une métaphysique de l’immanence, et non de la transcendance. Elle pose à la base de l’existence dans son ensemble, un principe immanent (la vie) qu’elle considère comme une sorte d’énergie créatrice inépuisable qui progresse en vertu de ses principes propres. Elle est en consonance avec la métaphysique de Nietzsche qui est elle aussi une métaphysique de l’immanence pour autant qu’elle affirme que le principe ultime des choses est le principe Zarathoustrian[26]. Le monde dans son ensemble est déterminé par le principe Zarathoustrian dont le contenu est la volonté de puissance dont la modalité spécifique de manifestation est l’Eternel retour.

 

            Bien qu’elle ait un autre contenu et une structure autre que celle de la matière inerte, que l’anorganique, la vie (dans son sens absolu) déterminerait même l’apparition de la matière inerte, de l’anorganique comme son contraposé, son alter-ego. La vie estime les représentants de ce courant philosophique, est un processus créateur, perpétuel, dont les énergies profondes sont de nature immatérielle et irrationnelle[27]. Ils affirment que si les processus de manifestation de la vie se déroulent en conformité avec les critères spécifiques du temps irréversible, les phénomènes matériels s’écoulent par contre, en conformité avec les normes internes du temps réversible. A leur avis, l’histoire est la création d’une puissance qui, en son sens, est immanente à l’histoire (parce que le moteur de l’histoire est tout un contenu de vie, mais un contenu de vie aliéné de son essence originaire). L’histoire serait le cadre dans lequel peut se dérouler l’existence spirituelle de l’humanité. A sa base, comme à la base de la totalité de la vie se trouvent des forces de nature irrationnelle.

 

            La métaphysique de la philosophie de la vie est en exclusivité, une métaphysique de l’existence, elle rejette l’idée du néant, la considérant comme une pseudo-idée, et s’efforce de penser directement sans faire appel à ce que l’un de ses représentants a surnommé le ‘‘fantôme du néant’’[28], et elle s’efforce de montrer que l’existence est une réalité qui se suffit à elle-même.

 

            La métaphysique de Nietzsche est une métaphysique de l’immanence. Le principe métaphysique de l’existence dans son ensemble n’est pas toutefois pour Nietzsche, la vie, mais une force (volonté de puissance ou principe zarathoustrien qui détermine la formation aussi bien de la vie que de l’anorganique.

 

            En leur qualité d’émanation d’un seul et même principe métaphysique, les deux domaines de l’existence diffèrent de façon substantielle. Mais qu’est ce qui compose ce principe ? Il réunit en son sein les éléments matériels et ceux immatériels, les déterminations sensibles et celles suprasensibles. Les éléments idéels, suprasensibles sont considérés comme des forces actives, des puissances directrices des structures existentielles. De cette dernière opinion résulte clairement le caractère spiritualiste de la métaphysique Nietzschéenne. De ce point de vue elle se rapproche de la métaphysique de la philosophie de la vie. Mais elle s’éloigne d’elle quand elle soutient que les énergies profondes de l’existence humaine ne sont pas des énergies irrationnelles, mais des énergies mythiques, c’est-à-dire des énergies qui visent la réalisation de la collaboration harmonieuse entre la vie irrationnelle et la vie rationnelle de l’homme, entre ses disponibilités sensorielles et affectives et celles rationnelles.

 

            Puis, à la différence de la philosophie de vie, la métaphysique Nietzschéenne considère que la modalité temporelle dans laquelle s’installe aussi bien l’existence humaine que non humaine dans son ensemble (organique et anorganique) est le temps cyclique, réversible ; et pour la philosophie de la vie le temps réversible est seulement caractéristique des systèmes matériels (le monde organique, humain et non humain, selon la philosophie de la vie se déroule dans la durée irréversible).

 

            Enfin la métaphysique Nietzschéenne soutient que la vie spirituelle de l’humanité ne se concrétise pas seulement dans des structures de type historique (inférieures, parce que engendrées par une conscience abstractisante, qui ne soutient plus les pulsions de la vie sensible), mais dans des structures de type mythique[29] (supérieures à celles historiques, car en elles et par elles les hommes se réalisent comme totalité harmonieuse et être bienheureux). Il est intéressant de remarquer que pour souligner le manque de valeur des contenus et formes de la phase historique de la vie de l’humanité, Nietzsche procède à une substitution métaphysique des termes, en faisant équivaloir cette phase avec le néant, le rien. Il n’utilise le terme néant que dans une acception métaphysique, de sorte qu’on peut dire que comme la philosophie de la vie, il rejette l’idée du néant comme opposé à l’être et voit dans le néant une simple fiction de notre esprit.

 

*II

 

            La philosophie de la vie donne à la théorie de la connaissance une base métaphysique. L’activité de la connaissance, selon Simmel, a son origine dans la tendance de la vie à se dépasser sans cesse et à se poser dans une forme relativement rigide (et, donc, relativement aliénée, de ses attributs primaires), destinée, de façon paradoxale, à lui favoriser le développement dans la direction de sa manifestation comme mobilité, écoulement, devenir[30]. Les formes dans lesquelles s’objective la connaissance aurait en dernière analyse, le rôle de montrer à l’homme que les principes originaires de la vie le prédestine à faire de lui un élan perpétuel, créateur, un mouvement qui brise toutes les formes relativement fermées dans lesquelles s’abrite l’existence spirituelle à un moment donné pour se répandre au-delà d’elles. La connaissance n’est donc pas un acte gratuit, elle répond à certaines exigences vitales fondamentales. Bergson affirme que nos facultés de connaissances sont ce qu’elles sont parce qu’elles jouent un rôle utile, parce qu’elles correspondent à des nécessités impérieuses de la vie[31] et Unamuno affirme pour sa part que l’acte de connaissance se trouve ‘‘au service du besoin de vivre’’[32]. Nous connaissons autant que la vie nous permet de connaître, nous connaissons dans la mesure où notre vie est, dans son essence, conscience, nous connaissons autant que nous le permet la conscience de connaître et jusqu’à la profondeur à laquelle elle nous permet d’atteindre. La conscience peut choisir entre fixer son attention sur ses propres activités (ou vie intérieure) ou orienter son attention vers le monde extérieur. A préciser que le problème du rapport entre la conscience et l’existence, entre le sujet et l’objet est résolu dans la thèse qui postule que l’existence objective dépend de notre expérience personnelle, et n’est pas concevable sans l’intervention de notre conscience qui lui donne une forme déterminée par les attributs propres des facultés cognitives. La thèse ainsi soutenue est que l’objet dépend du sujet et apparaît comme objet, donc comme une chose distincte du moi connaisseur, seulement dans l’acte de conscience. Toute chose extérieure affirme Dilthey m’est donnée seulement dans une liaison de faits et de processus de la connaissance, l’objet, la chose existe seulement pour et dans une conscience[33]. De l’existence extérieure, dira Unamuno, je peux connaître seulement la partie que ma conscience désire délimiter et seulement dans la forme dans laquelle elle veut la délimiter[34].

 

            La philosophie de la vie ne vas pas jusqu’à soutenir que le monde extérieur est une simple projection de notre esprit et que seule la réalité serait la conscience, comme procède le solipsisme. Mais elle soutient que dans le processus de la connaissance, l’objet ne peut pas apparaître comme une chose dotée d’une existence autonome et comme une structure objective, que le sujet serait obligé de reproduire dans son entièreté, ou presque, mais plutôt comme une configuration résultant de l’action de modèlement entreprise par les facultés cognitives du sujet.

 

            Est-ce que la conscience peut connaître quelque chose de manière absolue ? Assurément. Mais l’absoluité de notre connaissance dépend de deux éléments : Le spécifique du matériel que la conscience recherche et la forme qu’elle prend dans l’acte de connaissance.

 

            La conscience, dit Bergson, par exemple ne pourra connaître de façon absolue que la vie (dans ses deux hypostases) vie intérieure subjective et vie extérieure objective) et la matière en tant que flux indivisible et mouvement inverse au mouvement spécifique à la vie, et seulement en appliquant sur cette dernière une compréhension intuitive (irrationnelle). Sur un autre aspect de l’existence, la matière sectionnée en corps distincts, la conscience, mise en acte de connaissance conceptuelle ne pourra donner que des informations partiellement adéquates à ses déterminations.

 

            De tous les ‘‘philosophes de la vie’’ Bergson donne les développements les plus remarquables à l’approche de ce problème de la théorie de la connaissance, raison pour laquelle dans la suite, nous nous référerons exclusivement à lui.

 

            Le problème principal que Bergson se pose dans cet ordre d’idée est le suivant : pourquoi l’intelligence théorique (intelligence spéculative), la seule faculté spirituelle qui a pour but d’appréhender les déterminations fondamentales des objets matériels distincts, ne nous donne-t-elle que des connaissances relatives, superficielles, formelles sur elle ?

 

            Précisons d’abord en quoi consiste le spécifique de la conception de Bergson sur la matière et sur les formes de connaissance par lesquelles nous avons la possibilité de l’appréhender. Selon Bergson, la matière considérée en ce qu’elle est de façon originaire, se présente comme le flux indivisible d’une ‘‘action qui se défait’’[35], ‘‘comme une évolution automatique et rigoureusement déterminée’’[36]. Cette vision de la matière serait l’œuvre de l’intuition. ‘‘Supra-intellectuelle’’. Une autre vision de la matière nous serait offerte par les sensations et l’intelligence. Pour celles-ci la matière prend la forme de parties entièrement extérieures à d’autres parties[37], pour celles-ci, la matière se découpe en une série infinie d’objets distincts et liés entre eux. Selon un ordre géométrique rigoureux. La réponse à cette question dit Bergson, peut-être donnée seulement si nous tenons compte du fait que la pensée théorique (intelligence spéculative) est une faculté spirituelle qui dérive de la pensée (intelligence). Chez Bergson le terme intelligence est synonyme du terme connaissance conceptuelle, rationnelle, aussi synonyme du terme pensée ou raison.

 

            Mais par quoi se caractérise la pensée habituelle (intelligence) ? La pensée dans son état naturel est une faculté destinée au premier abord, à des buts utilitaires : elle a pour but de faire graduellement de nous des maîtres de la matière. C’est le motif pour lequel elle va retenir des objets isolés du monde extérieur, seulement leurs surfaces et leurs contours, seulement leur ‘‘forme’’, leurs qualités dont l’existence a besoin d’être connue, afin de pouvoir intervenir sur ces objets, en vue de leur transformation en instruments utiles aux actions que nous voulons entreprendre[38].

 

            La pensée théorique (intelligence spéculative) vise elle aussi, comme la pensée (intelligence) à l’état naturel dont elle dérive, la réalisation de buts pratiques. Même quand elle spécule dit Bergson, l’intelligence se préoccupe d’agir, la valeur des théories scientifiques se mesurant toujours à la solidité de la prise qu’elles nous donnent sur la réalité[39]. Et d’ici résulte son inclination pour le contingent, le conventionnel et la simplification, inclination qui caractérise d’ailleurs, aussi le travail de la pensée théorique habituelle.En vérité,commentla pensée théorique– scientifique se comporte-t-elle ?

 

            Pour pouvoir maîtriser à mieux l’objet ou les objets, elle réduit les différences de quantité[40], puis elle choisit des mesures variables, applique quelques unités de mesure conventionnelle et décrète qu’une certaine mesure est fonction de ces variables. De cette manière, elle établit une loi, un rapport constant, fixe, invariable, en conformité avec laquelle elle prétend que les phénomènes matériels se reproduiraient avec régularité. Sans doute l’opération par laquelle on est arrivé à obtenir des lois est une opération ‘‘toute humaine’’, c’est une opération artificielle, conventionnelle[41]. C’est l’homme qui mesure, énumère, rapporte. La nature ne procède pas de cette manière. Malgré cela, les lois ne sont pas de fausses constructions de l’esprit. La cause est qu’elles se fondent sur des opérations dont on peut dire qu’elles viennent du prolongement des tendances à la régularité et à l’ordre géométrique que manifeste les processus spécifiques de la matière découpées en corps distincts. Bien sûr la formation des opérations abstraites de la pensée (intelligence) est un événement qui coïncide avec l’acte de l’idéalisation et d’‘‘ absolutisation’’ des dites tendances inhérentes à la matière donnée comme juxtaposition d’objets séparés, mais elle ne constitue, en aucun cas un élément de leur falsification. Justement, les opérations logiques sur lesquelles elle se fonde, et les lois scientifiques font recours au processus d’idéalisation et d’absolutisation de certaines manifestations des caractéristiques de la matière inerte et, précisément ces opérations bien qu’elles idéalisent et absolutisent, ne falsifient pourtant pas leur réalité. Les lois dans lesquelles elles s’expriment, en dernière analyse, la capacité de connaître de la pensée théorique (intelligence spéculative) constituent, ainsi, des représentations adéquates dans une grande mesure de certains aspects du monde matériel. Mais, et force nous est de faire ce constat principal, elles s’appliquent seulement aux données extérieures, formelles, superficielles des corps matériels, n’ayant pas la capacité d’appréhender leurs déterminations qualitatives fondamentales.

 

            En conclusion, donc dans la conception de Bergson la pensée (intelligence) dans ses deux manifestations (de pensée ou intelligence théorique, spéculative, est la faculté cognitive qui reproduit), qui reflète les aspects ‘‘formels’’ extérieurs, superficiels des objets matériels distincts. C’est pourquoi nous devons dire qu’elle ne nous offre pas de connaissances absolues des objets dans lesquels la matière inerte est découpée, mais seulement des connaissances relatives.

 

            Il faut ajouter une autre idée de Bergson, celle que l’intellect (intelligence) peut opérer aussi sur les objets vivants, mais ne nous donne d’eux que de fausses informations. L’intellect, dit Bergson, va traiter les corps vivants[42] de façon mécanique, comme il traite les objets inertes ; au lieu de comprendre la vie dans sa mobilité réelle, et dans son irradiation ininterrompue de nouveauté, il va l’appréhender comme immobilité ; ou il va l’appréhender comme une succession de ‘‘création’’ dépourvue de nouveauté (pour l’intellect, leur production coïncide avec leur simple arrangement dans un ordre différent des éléments préexistants) comme une succession de phénomènes calculables par anticipation.

 

            De la matière structurée en corps distincts, nous ne pourrons donc jamais obtenir des connaissances absolues. Mais de la matière manifestée comme flux indivisible d’actions qui se ‘‘défait’’ nous allons obtenir de telles connaissances. Cet événement a lieu simultanément avec l’acte par lequel notre connaissance se déterminant comme connaissance intuitive saisit d’emblée le spécifique même de la vie, saisit donc que la vie est une création ininterrompue, une irradiation continue de nouveauté d’évolution, de mouvement ascendant.

 

            Il y a donc l’acte par lequel notre conscience se déterminant comme connaissance intuitive conquiert la vision directe de la matière comme un processus dépourvu de nouveauté dans ses manifestations successives, comme une involution et mouvement descendant, conquiert donc, sa vision comme réalité structurée inverse de  la vie[43]. Toutefois ce qui caractérise, en tout premier lieu l’intuition, dit Bergson, c’est sa capacité exceptionnelle d’appréhender l’essence même de la vie. Cela s’explique par le fait qu’elle est la seule fonction de l’esprit qui va dans le sens même de la vie[44]. Cela s’explique aussi par le fait qu’elle est un acte spontané, libre, désintéressé, unique, indivisible et exaltant une sympathie infinie pour l’objet vivant soumis à sa connaissance. Dans l’intuition Bergson découvre d’abord l’acte de connaissance par la sympathie. Connaissance sympathétique et immédiate de cet objet dans ce que ce dernier à d’unique, d’inanalysable. L’intuition, dira Bergson, c’est le contact direct et des fois, la coïncidence du sujet avec l’objet vivant[45].

 

            Ainsi, pour la philosophie de la vie, l’intuition est le moyen de connaissance irrationnelle (donné par des facteurs affectifs) par l’intermédiaire duquel nous pouvons atteindre l’absolu.

 

            Il nous reste maintenant à voir si après avoir établi la différence et le contraste entre connaissance intuitive et connaissance rationnelle, les philosophies de la vie n’ont pas, ensuite, mis ces deux formes de connaissances en relation d’exclusion. La vérité est que la philosophie de la vie analyse le problème du rapport entre connaissance intuitive et connaissance rationnelle de deux points de vue différents : un point de vue qui n’exclut pas la possibilité que l’intuition puisse être imprégnée de certains éléments logiques rationnels (Bergson, Dilthey), et un autre point de vue qui élimine la possibilité d’une telle collaboration, considérant la raison comme l’adversaire implacable de l’intuition et de l’affection (Unamuno).

 

            Une branche de la philosophie de la vie va donc interpréter l’intuition comme un moyen irrationnel de connaissance (étranger, contraire à la raison mais pas de façon absolue) et l’autre branche va interpréter comme un moyen antirationnel de connaissance (absolument contraire à la raison).

 

            Bergson par exemple soutient que pour pouvoir se transmettre l’intuition doit appeler à l’aide, l’intellect (l’intelligence) et se pénétrer d’idée, d’idées les plus concrètes, idées entourées d’une ‘‘frange d’images’’.

 

            Les réflexions de Dilthey sont aussi dignes d’intérêts. Selon Dilthey le vécu qui est le moyen de connaissance immédiate de notre vie spirituelle, et aussi la base pour la compréhension des formes de vie se situant au-delà du cercle restreint de l’expérience du moi (c’est-à-dire le vécu reversé à l’extérieur et rapporté aux autres personnes, à la communauté humaine et aux diverses valeurs dans lesquelles s’exprime la vie spirituelle, apparaît à Dilthey comme une activité irrationnelle dominée par le centre affectif de notre être. Dans le vécu, affirme Dilthey, agit ensemble tous les événements d’émotionabilité de l’âme.

 

            Le flux général de sentiment est ce qui nous révèle d’emblée le fait que notre vie spirituelle est un complexe d’influences, une unité dynamique d’événements, une structure dans laquelle chaque événement isolé se lie immédiatement à un ensemble d’autres événements et participent ainsi, à la vie de l’ensemble. Dans son essence, le vécu est donc, un acte de nature affective et intuitive, un acte différent de l’acte rationnel. En dépit de cela, Dilthey n’exclut pas la possibilité de coopération entre un certain type d’opérations logiques. Au fait dans notre expérience intérieure, au vécu, s’ajoute des activités logiques élémentaires contenues dans une unité dynamique, la différenciation, l’identification, l’association, l’abstraction[46]. Toutes ces activités, qui se déroulent avec une rapidité surprenante presque instantanée et seulement en liaison étroite les uns avec les autres, donnent au vécu, la clarté et la précision qu’il ne saurait avoir s’il restait prisonnier d’une affection pure, immaculée[47]. De ces opérations logiques élémentaires dérivent les opérations logiques plus compliquées, caractéristiques de la pensée abstraite, de la raison à proprement parler[48].

 

            Comme nous le disions, à cette direction de la pensée qui n’exclut pas la possibilité que l’intuition soit imprégnée d’éléments rationnels, s’oppose une autre direction, qui, en excluant une telle possibilité, ne définit pas l’intuition comme un simple moyen de connaissance irrationnelle, mais comme la forme même d’expression de la connaissance antirationnelle.

 

            Par exemple Unamuno, l’un des principaux représentants de cette direction de pensée dans le cadre de la philosophie de la vie, affirme que l’intuition naît toujours d’un sentiment d’amour sans borne pour la vie, du désir passionné de nous sauver et de sauver le monde de la perdition, de la soif de l’immortalité. Elle est en tout premier lieu foi, foi en l’existence d’une conscience éternelle, d’une âme impérissable du monde, foi en l’existence de Dieu. L’intuition commence ainsi, par la création de son objet de connaissance. Elle commence en créant Dieu, elle commence comme intuition imaginative. Elle devient ensuite consciente du fait que Dieu est celui qui nous impose cette foi et par là ‘‘ crée de façon constante en nous’’ de cette manière pour nous convaincre que la vie est éternelle et que nous participons à l’éternité de la vie en notre qualité de conscience individuelle.

 

            Au chapitre de la théorie de la connaissance, la philosophie de la vie soutient donc les idées suivantes :

La connaissance n’est pas un acte gratuit de l’esprit, mais un acte venant de la rencontre des exigences fondamentales de la vie (la vie qui est le principe métaphysique de l’existence dans sa totalité) ; l’objet existe seulement pour et dans une conscience ; d’ici il ne faut pas conclure que la philosophie de la vie concevrait le monde comme une création du sujet, elle veut seulement dire que l’objet dépend du sujet, et que sa formation comme donnée connue est, dans son essence, le résultat de l’activité fournie par les facultés cognitives du sujet ; les principaux instruments de la connaissance sont l’intuition et la raison ; l’intuition s’exerce avec prédilection sur la vie, sur les objets vivants et elle nous donne de ces objets des connaissances absolues, alors que la raison fixe son attention spécialement sur la matière inerte, sur les objets inanimés et elle nous fournit seulement des connaissances relatives à propos d’elle.

 

            Dans la conception de Nietzsche, la connaissance dérive de la nécessité qui s’impose au sujet humain de répondre aux exigences fondamentales de la vie (de la volonté de puissance selon l’expression Nietzschéenne) ; et dans sa conception l’objet n’existe que pour une conscience et ne se constitue comme objet connu comme ‘‘forme’’ que par l’intervention de ses facultés cognitives. Cela ne signifie pas que l’objet ne peut pas être analysé du point de vue ontologique, et donc défini comme réalité transcendante à la conscience et indépendante d’elle.

 

            Mais Nietzsche conteste la possibilité d’obtenir des connaissances absolues sur les essences ultimes de l’existence. Toutes nos connaissances affirme-t-il, sont au fait des connaissances ‘‘fausses’’, des représentations illusoires, des fictions. Ces fictions se divisent à leur tour en deux grands groupes. Les fictions authentiques, vraies et les fictions non authentiques (non vraies). Les fictions non authentiques proviendraient de l’activité de la pensée abstraite (la raison à proprement parler), et celles authentiques résulteraient de l’activité de la pensée imaginative. A noter ici la différence entre Unamuno et Nietzsche en ce qui concerne la conception de l’imagination : Pour le premier elle est une faculté spirituelle irrationnelle voire antirationnelle, pour le second, par contre, elle est une et même chose avec un type particulier de connaissance sensible, la pensée intuitive.

 

*III

 

            C’est dans cette même perspective irrationnelle que la philosophie de la vie traite la problématique de la morale. Les obligations et les aspirations morales –selon cette philosophie –ne dérivent pas de la force qui impose l’idée abstraite d’un bien transcendant à la vie, mais elles dérivent plutôt des tendances immanentes à la vie, qui sont de nature irrationnelle. Aucune doctrine morale, précise Bergson, n’a ses sources dans les exigences de la raison. Sans doute, précise-t-il, une doctrine morale ne saurait se constituer sans l’aide de la raison, car elle seule est capable de définir de façon exhaustive nos obligations et nos aspirations et de les formuler de façon explicite et cohérente la conduite que nous pouvons suivre en vue de notre perfection morale.

 

            Mais le travail de la raison n’a rien d’original et de créateur, en soi, la raison, dit Bergson ne fait rien d’autre que de formuler de façon rationnelle l’action de certaines forces qui se trouvent derrière elle.

 

            Quoi qu’il n’ait rien d’original ce travail représente pourtant l’aspect positif de l’intervention de la raison dans le domaine de la morale ; il existe aussi un aspect négatif de son intervention qui se traduit dans la constitution d’un ensemble de règles et d’obligations abstraites, sans aucune adhésion concrète à la vie réelle, et dont l’action coercitive n’a aucune influence ou n’a qu’une influence négative sur le comportement des hommes. Sur ce péril qui guette les morales théoriques, abstraites, Miguel de Unamuno attire particulièrement l’attention.

 

            Puisque, en ce qui concerne le problème de la morale, Bergson donne une interprétation mieux adaptée aux principes généraux de la métaphysique de la philosophie de la vie, nous présenterons de façon détaillée sa position.

 

            Nous avons constaté que d’après lui, les obligations et les aspirations morales dérivent des tendances irrationnelles de la vie. Les tendances irrationnelles les plus importantes (en même temps métaphysique) de la vie sont : d’une part, la tendance vers l’immobilisme, vers le maintien de la forme dans laquelle elle s’objective à un moment donné, vers le maintien de la cohésion du groupe social dans le cadre duquel se déroule l’activité d’un organisme naturel ou un autre, d’autre part, la tendance vers le mouvement, vers la destruction des formes déjà constituées et la construction à l’infini, de nouvelles formes toujours supérieures en comparaison avec celles vieilles, vers le développement et le perfectionnement ininterrompu de ses contenus.

 

            Dans la première inclination de la vie, l’obligation morale trouve son fondement dans la deuxième inclination, l’obligation morale représente une expression particulière de la pression et de la contrainte que  la vie exerce sur elle-même pour se conserver sa forme fermée. L’obligation morale dérive de l’‘‘instinct social’’ de la vie qui impose à la vie le sacrifice des intérêts strictement particuliers des individus pour les intérêts généraux de la collectivité. (C’est en agissant seulement de cette manière qu’elle peut maintenir la cohésion sociale), mais en tant que telle elle n’est pas un instinct à proprement parler mais un instinct filtré par l’intelligence (raison) une force que l’intelligence maintient en ‘‘état de virtualité’’ ou mieux dit une réalité à peine visible dans son action. (Toutefois sensible dans sa pression, dans ses effets), une énergie dont le contenu instinctuel peut se manifester seulement grâce à l’intervention de l’une des structures opératrices de l’intellect. Bien sûr l’obligation morale est une activité qui imite l’instinct animal (instinct pur) dans son effort d’immobilisme, la vie dans ses formes déjà constituées, mais elle l’imite en faisant appel aux structures de l’intellect. Cette dernière circonstance nous donne la possibilité d’affirmer qu’elle est quelque chose de plus que l’instinct.

 

            Et puisque l’obligation morale est une nécessité toujours confrontée avec la liberté, avec la possibilité de choix, n’étant pas quelque chose d’identique avec la liberté, avec la possibilité de choix, qui sont indissolublement associées à l’acte de la pleine affirmation de la raison, de l’intellect,  on pourrait dire qu’elle est l’exigence inférieure aux exigences posées par l’intelligence pure, qu’elle est une manifestation infra intellectuelle.

 

            La morale basée sur le principe du respect de l’obligation, fait donc l’éloge de l’immobilité.

            « La forme qu’elle représente à n’importe quel moment prétend être la forme définitive ».

            Cette morale peut recevoir la dénomination de morale close et la société dont les membres son