AHOYO Félix-Nestor: JOSEPH FLETCHER : La prospective d’une morale personnaliste

INTRODUCTION

 

Joseph Fletcher (1905-1991), un moraliste américain est la figure de proue de la théorie de la morale connue sous le nom de la morale de situation ou moralité nouvelle. Cette théorie à pris aussi d’autres noms tels que situationnisme, contextualisme, occasionnalisme etc. Fletcher expose les grandes articulations de sa théorie dans son ouvrage retentissant intitulé Situation Ethics (la morale de situation) paru en 1966. Selon lui, il n’y a pas d’absolu en matière de morale. La moralité ou l’immoralité d’un acte particulier dépend de la situation dans laquelle l’acte a été accompli. En d’autres termes la situation détermine à la fois le juste et l’injuste, le bien et le mal dans une conduite particulière. Trois grandes articulations se dégagent de l’ouvrage de Fletcher à savoir :

                                              

            * Une théorie morale qui rompt avec la tradition morale en prenant pour seul fondement, le fondement de l’amour.

            * Cette théorie adopte quatre principes de travail.

            * Cette théorie est soutenue par six propositions fondamentales.

 

I- UNE MORALE NOUVELLE FONDÉE SUR L’AMOUR

 

            En tant que morale, la morale de situation met l’accent sur le caractère singulier de l’individu. Son habileté à forger son propre destin et à déterminer son propre choix moral dans toute situation donnée de la vie. La situation dans laquelle l’homme se trouve, selon les situationnistes, détermine son choix concret et, par conséquent le caractère bon ou mauvais de l’acte accompli, car l’homme à la prérogative de décider de son existence sur terre.

                        La morale de situation  n’est pas essentiellement nouvelle (bien qu’on l’appelle couramment morale nouvelle) ni dans sa méthode ni dans sa forme. Mais elle est ‘’une rupture radicale avec la sagesse conventionnelle et le climat d’opinion ambiant[1]’’. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un abandon de la manière stéréotypée de déterminer le bien et le mal dans les conduites morales. Les situationnistes font observer que lorsque nous prenons une décision, nous ne devons pas chercher à nous appuyer sur une loi  contraignante, que celle-ci soit tirée de la Bible ou des coutumes, mais plutôt.  ‘’… Nous devons nous demander si notre  acte sert ou dessert notre prochain[2]’’. En d’autre terme, le situationniste recherche ce qui est bien en toute situation et non ce qui est juste ; car comme l’a si bien dit Kai Nielsen, ‘’ce qui est bien est déterminé par ce qui répond à l’intérêt humain, ce qui satisfait les besoins humains et ce qui favorise la réalisation humaine[3]’’

 

            Joseph Fletcher, le principal protagoniste du situationnisme, présente dans sa morale de situation, un manifeste de la responsabilité individuelle qui est  cristallisée dans la morale de l’amour agapè. Cette morale de l’amour débarrasse l’homme de ce qui est perçu comme codes, règles de conduites archaïques, étouffant le développement moral de l’individu.

 

            L’option morale de cet ouvrage prend ses distances vis-à-vis des théories morales qui appliquent de manière stricte des règles et des lois. Ces théories sont qualifiées de trop superficielles et mesquines pour donner des réponses capables de résoudre les problèmes moraux. Fletcher esquisse alors une méthodologie pour les prises de décision basée sur la responsabilité individuelle. Il soutient avec vigueur que chaque homme doit décider pour lui-même ce qui est juste, sur la base de l’amour agapè.

 

            Fletcher distingue trois types d’amour à savoir :

            * L’amour Philia : c’est l’amitié ou l’affection, c’est l’amour au sens

 ordinaire, celui qu’une mère a pour son enfant.

* L’amour Eros : du grec  Eros qui donne l’adjectif érotique c’est l’amour sexuel.

* L’amour Agapè : c’est l’amour chrétien, l’amour prêché par le christ : c’est l’amour de Dieu étendu à son prochain[4].

 

            Fletcher met l’accent sur la suprématie de la règle de l’amour agapè sur la règle de la loi parce que la première l’emporte toujours sur la dernière. Paul Tillich est du même avis que lui lorsqu’il observe que :

 

            … La loi de l’amour est la dernière loi parce qu’elle est négation de la loi. Elle est absolue parce qu’elle concerne toute chose concrète. L’absolution de l’amour est son pouvoir de pénétrer les situations concrètes, de découvrir ce qui est requis par la situation devant elle[5].

 

            Qui plus est, la morale de l’amour agapè est considérée comme la norme morale absolue. C’est la loi morale qui est applicable et absolue en toutes situations parce qu’elle s’offre sans réciprocité. C’est la loi absolue en morale, bien que son expression et son application diffèrent d’une situation à l’autre. D’ailleurs, elle est la seule chose qui soit intrinsèquement bonne et tout acte motivé par elle dans n’importe qu’elle situation est un acte bon. La justice, affirme Fletcher est également identique avec cet amour, car on ne peut pas prétendre aimer quelqu’un sans être juste envers lui. Les deux sont donc indispensables parce qu’il ne peut y avoir d’amour sans justice, car la justice n’est rien d’autre que l’amour distribué aux autres.

 

            Dans l’un des nombreux exemples qu’il a donnés pour illustrer sa théorie morale, Fletcher cite le cas d’une famille allemande séparée pendant la seconde guerre mondiale[6]. Le père a été capturé et amené dans un camp d’emprisonnement au pays des Galles, et la femme amenée dans un camp d’emprisonnement  en Ukraine, tandis que les enfants avaient été tous dispersés.

 

            Toutefois, il se fit que l’homme fut très tôt libéré et put revenir chez lui en Allemagne. Après quelques semaines de recherches, les enfants furent aussi retrouvés et ramenés à la maison. Mais ni le père, ni les enfants n’avaient aucune idée de l’endroit où pourrait se trouver la femme. Ils la recherchaient désespérément. Fortuitement la nouvelle parvint à la femme dans le camp d’emprisonnement d’Ukraine que sa famille était de nouveau réunifiée et la recherchait désespérément. Mais les règlements de la prison ne permettaient de libérer un détenu qu’en cas de maladie grave qu’on ne peut soigner dans le camp ou, s’il s’agit d’une femme, au cas où elle tomberait enceinte. Alors la femme en question, Madame Bergmeier décida de tomber enceinte. Elle s’arrangea avec un des gardiens du camp pour que ce dernier l’enceinte afin qu’elle puisse être libérée. Le gardien obéit à sa requête et l’engrossa. Son cas fut vérifié médicalement après quoi elle fut libérée du camp. Elle se hâta alors de rentrer pour rejoindre sa famille en Allemagne et expliqua à son mari le stratagème qui lui a permis de retrouver sa liberté. Son mari approuva entièrement son acte et était réellement heureux de la revoir. Quand enfin l’enfant naquit, il fut chéri comme un ‘’sauveur’’ de la famille et le mari était reconnaissant au gardien de la prison.

 

            Du point de vue de la morale traditionnelle chrétienne, il va de soi que l’acte de cette femme est moralement condamnable. Pourtant du point de vue situationniste il s’agit d’un acte bon eu égard à la situation dans laquelle il a été accompli. ‘’Dans cette situation, l’amour semble mieux servi[7]’’. D’ailleurs le situationniste appelle ce cas ‘’adultère sacrificiel’’ puisque l’amour demande le sacrifice et c’était le sacrifice que Mme Bergmeier avait à faire pour prouver son amour à son mari afin qu’elle puisse s’unir de nouveau à lui et à la famille.

 

            Bien plus Fletcher affirme que la morale de situation n’est pas un système ou un programme de vie conforme à un code, mais plutôt une méthode permettant des prises de décision morale qui prend en compte la condition circonstancielle qui entoure et dicte l’acte à accomplir en un moment particulier (comme il résulte de l’exemple ci-dessus donné). De cette manière l’homme devient conscient de lui-même et ce qui l’intéresse le plus est de savoir comment mener sa vie dans un contexte donné, dépourvu de raisonnement ou de valeur absolus. Dans la morale de situation les jugements moraux se prennent selon la manière dont la situation concrète existentielle se présente car c’est en ce moment là que l’homme devrait se résoudre à mettre de côté les principes objectifs de la morale et faire ce qui est bien pour lui de faire dans le contexte engendré par la situation. Pour le situationniste, ce qui importe est le bien de l’individu (comme par exemple la réunification de la famille Bergmeier) et non la loi, parce qu’il ne sert à rien d’être rempli de la connaissance du juste selon la loi et manquer de voir ce qui est bien.

 

            De ce qui précède, on peut déduire que la morale de situation est une théorie morale consistant à prendre des décisions selon que la situation concrète l’exige. De même en mettant l’accent sur la situation  comme facteur déterminant en matière de tout acte, la morale de situation recherche ce qui est convenable pour le moi responsable. Elle est a posteriori, empirique, axée sur la recherche du fait. Elle est aussi antimoraliste et antilégaliste parce qu’elle est sensible à la réalité de la situation en main, sa variété et sa complexité mais ne perd pas de vue l’amour agapè comme le principe directeur de toutes prises de décisions morales.

 

II- LES QUATRE PRINCIPES DE TRAVAIL DE LA MORALE DE SITUATION

 

            Joseph Fletcher, dans son effort de faire comprendre plus clairement ses affirmations sur la morale de situation va présenter quatre principes de travail essentiels pour une compréhension saine de la morale de situation, destinés à enrayer tout préjugé de l’esprit de quiconque entreprend l’étude de la nouvelle morale[8].

 

 

1-    Le pragmatisme

 

Il a son fondement dans le rejet de la philosophie traditionnelle caractérisée par un académisme excessif. Comme tel il essaye d’établir un système plutôt pratique et moins abstrait. Fletcher, après avoir découvert que la métaphysique ne peut pas réussir à combler le fossé entre la foi et le scepticisme, va adopter le pragmatisme dans la mesure où ce dernier a à faire avec des situations concrètes. Il affirme que ‘’… La morale abstraite et conceptuelle est une illusion[9]’’. La morale de situation est donc pragmatique parce qu’elle insiste sur le caractère réalisable de son principe dans la pratique. Tout principe qui se révèle irréaliste et inadéquat dans la pratique est rejeté. 

 

Le pragmatiste se posera souvent la question ‘’qu’est-ce qui est bien ?’’ Selon William James ‘’… La vérité, en terme concis n’est qu’un expédient dans notre manière de penser tout comme le juste n’est qu’un expédient dans notre manière de nous comporter[10].

 

Ainsi le pragmatiste considère le bien comme ce qui est utile, constructif, réalisable et pouvant aider à atteindre un but et nous donner finalement satisfaction. La satisfaction dont il s’agit ici ne se confond pas avec le plaisir des hédonistes, c’est bien la satisfaction de la conscience humaine.

 

L’adhésion de Fletcher au pragmatisme est sans équivoque lorsqu’il affirme ‘’…La méthode pragmatiste est un instrument légitime en morale[11]’’. Ainsi pour Fletcher, l’expédient c’est ce qui est constructif et fait reconnaître à chaque individu, son individualité, sa singularité.

 

2-    Le relativisme

 

La morale de situation est aussi relativiste parce que le bien ou le mal moral est relatif et dépendent de la situation. Selon Fletcher, ‘’…De même que la stratégie est pragmatique, la tactique est relativiste[12]’’. Par conséquent l’usage des termes comme  jamais, toujours, complet, parfait et intrinsèque est rejeté parce qu’il n’y a pas d’acte humain intrinsèquement et toujours mauvais. Un acte prétendu intrinsèquement mauvais peut devenir bon dans certaines situations.

 

De plus, le situationniste soutient qu’on ne peut pas parler de relativité sans parler de norme. L’usage du terme relativisme dans un sens absolu qui s’accommode avec n’importe quel modèle de pensée, parce que chaque individu serait l’arbitre de la vérité dans sa vie morale, ou son usage par certains philosophes pour décrire leur conception personnelle par opposition avec d’autres conceptions qu’ils considèrent comme absurdes, est insatisfaisant et peu recommandable car il mène à une situation où les décisions morales sont hasardeuses, et insignifiantes. Ceci explique donc pourquoi le relativisme normatif dans la morale de situation emploie et reconnaît l’amour agapè comme sa norme.

 

A la lumière de ce qui précède, le relativisme est très important pour la morale de situation parce qu’il sert de fondement pour une compréhension saine du situationnisme.

 

3-    Le positivisme

 

Bien que le terme positivisme implique une approche scientifique, il joue un rôle dans la morale de situation en ce sens que les décisions morales sont a posteriori, empiriques et cherchent toujours la justification. Toutefois cette justification n’est obtenue que quand une approche précise axée sur l’amour agapè est donnée à tout processus de prise de décision morale.

 

Bien plus, le situationnisme qui opère avec le principe de l’amour agapè insiste dans son approche positiviste sur le fait que la position d’un acte dans une situation particulière doit être le meilleur choix possible qu’on puisse faire en tenant compte des circonstances. Fletcher pense que la casuistique est le but des investigations morales. Une morale demeure inauthentique tant qu’elle ne prend pas en considération les cas. En tant que tel, le positivisme qui est scientifique dans son approche donne quelque justification à la morale de situation car elle préconise les caractères pratiques et utilitaires de l’action humaine qui soit véritable scientifiquement ; plutôt que l’adoption de normes métaphysiques et idéalistes qui réduisent l’homme à la machine.

 

4-    Le personnalisme

 

La morale de situation est personnaliste dans son approche parce qu’elle s’occupe du bien-être de la personne humaine. Contrairement aux légalistes qui sont beaucoup plus préoccupés par les dictats de la loi, le situationniste est plutôt préoccupé par la meilleure manière dont la personne doit prendre ses décisions en vue de son développement et de son bien-être. A l’appui de son argumentation Fletcher mentionne le fait que la tradition chrétienne enseigne qu’on doit aimer la personne et non les commandements, les principes, les lois ou les objets, parce que la personne humaine est bien plus importante que ces principes.

 

            Aussi, pour Fletcher, les valeurs ne sont pas inhérentes aux choses, mais plutôt   « la valeur est ce qui advient de quelque chose, quand il se fait qu’elle est utile à l’amour au service des personnes » [13].

 

            Les choses sont donc bonnes si et seulement si elles sont bonnes pour les personnes. Fletcher condamne toute situation où les personnes humaines sont traitées comme des choses. A son avis les choses sont faites pour être utilisées, et les personnes, pour être aimées[14]. Il accepte l’idée kantienne selon laquelle la personne humaine doit être traitée comme une fin et non comme un moyen pour des fins.

Un aperçu général de ces quatre principes de travail montre que la morale de situation accorde plus d’importance à la personne humaine, avant toute chose.

Elle considère la condition circonstancielle qui entoure et dicte un acte à poser  en un moment particulier. Ainsi en travaillant avec ces principes, la morale de situation devient pragmatique plutôt que dogmatique. ‘’Elle veut que notre conduite soit en adéquation avec notre croyance[15]’’.

 

III- LES SIX PROPOSITIONS FONDAMENTALES DE LA MORALE DE SITUATION

 

            Fletcher affirme que l’efficacité de sa morale de situation repose sur six propositions qui lui servent de guide :

             La première fixe la nature de la valeur. La seconde réduit toutes les valeurs à l’amour. La troisième identifie l’amour à la justice. La quatrième libère l ‘amour de la sentimentalité. La cinquième stipule le rapport entre moyens et fins. La sixième établit l’authenticité de toute décision dans son contexte[16].

 

            Avant de passer en revue ces six propositions, il faudra souligner de nouveau que le genre d’amour que Fletcher prône est l’amour Agapè (amour divin) qui nous commande d’aimer notre prochain comme nous même et de faire aux autres ce que nous aurions voulu qu’ils nous fissent. Toutefois l’application et l’expression de cet amour varient d’une situation à une autre.

 

            1- L’amour est toujours bon

            La valeur est un élément très important dans toutes décisions morales. Ceci provient du fait que c’est la valeur qui définit l’impératif placé sur l’acte humain. Fletcher trouve cette valeur dans l’amour Agapè. Ainsi il postule qu’une seule chose est intrinsèquement bonne, à savoir l’amour et rien d’autre[17].

 

            Fletcher fonde ici le bien sur l’amour seul parce qu’il croit qu’aucune autre chose n’est intrinsèquement bonne. Le bien est inhérent à l’amour seul. Pour la morale de situation le bien n’est pas dans l’acte lui-même mais c’est la situation qui le définit.

 

            Pour le situationniste donc, le mensonge, l’euthanasie, l’avortement, l’adultère etc sont justes et bons s’ils sont fondés sur le dictat de l’amour Agapè et cela les justifie dans la situation particulière.

 

                        2- L’amour est la seule norme

            Ceci, selon Fletcher, dérive essentiellement du fait que ‘’… La norme directrice dans la prise de décision chrétienne est l’amour : « rien d’autre [18]» . Les légalistes considèrent la loi comme le critère de la moralité, mais les situationnistes soutiennent que c’est l’amour qui commande à l’individu de suivre la loi, et l’amour se sert de la loi quand il le convient[19].

 

            Qui plus est, Fletcher affirme que l’amour agapè n’a pas d’égal. A la manière de Saint Augustin, il pense que l’amour est la source et le principe central dont dépendent toutes les autres vertus. Etre juste selon la loi, de l’avis de Fletcher n’a rien à voir avec la moralité parce que la loi étouffe le développement moral et ne permet pas à l’individu d’exercer sa liberté de choix quand il est confronté à des situations conflictuelles. D’après le situationniste le point de vue selon lequel le légalisme dérive de la loi naturelle est en train de s’effriter. Ceci est dû au fait patent que la maxime qui commande de faire du bien et d’éviter le mal est entrain de subir une reconstruction de sorte que la détermination de ce qui est bien et de ce qui est mal est maintenant laissée au seul jugement de la situation existentielle concrète.

 

                        3- L’amour et la justice sont identiques

            La troisième proposition de Fletcher est que ’’… l’amour et la justice sont identiques, la justice n’est rien d’autre que l’amour distribué[20]’’. L’amour et la justice sont souvent considérés comme deux choses différentes mais ils sont une seule et même chose, car aimer quelqu’un, c’est être juste envers lui, et vice-versa. On ne peut pas prétendre aimer quelqu’un quand on n’est pas équitable et juste envers lui. Une définition vulgaire de la justice stipule qu’il faut donner à autrui ce qui lui est dû. Or ce qu’on donne à chacun se fait selon l’amour agapè. C’est pourquoi amour et justice sont toujours identiques. Aussi, en donnant à autrui ce qui lui est dû l’amour devient distributif, productif, prudent et calculateur.

 

            De plus l’affinité entre la justice et l’amour est très grande parce que la fonctionnalité de la justice réside dans la fonctionnalité et la distributivité de l’amour, cela sans préjugé ni parti pris. C’est pourquoi il n’y a pas de problème à considérer les deux (justice et amour) comme identiques.

 

4-    L’amour n’est pas de l’affection

La quatrième proposition de Fletcher est que ‘’… L’amour veut le bien du prochain que nous ayons ou non de l’affection pour lui[21]’’. De l’avis de Fletcher l’amour est une question d’attitude et non de sentimentalité. Il est lucide, critique, désintéressé et non sentimental. De même que Dieu fait lever le soleil aussi bien sur les bons que sur les méchants, de même l’amour doit être exprimé à tous les hommes.

 

            L’affection  d’autre part est différente de l’amour parce qu’elle pourrait résulter du crédit ou des qualités que nous accordons à telle personne en particulier pour des raisons politiques ou raciales. L’amour au contraire transcende ce niveau de l’affection, de la sentimentalité et atteint un plus haut niveau où les hommes sont traités également. L’amour du prochain, selon Fletcher, est l’amour de tous, même de ses ennemis. A ce propos il affirme que ‘’… Agapè demande, toutefois que là où l’affection fait défaut, nous manifestions de l’amour envers ceux pour qui nous n’avons aucun sentiment[22]’’.

 

5-    L’amour justifie ses moyens

Dans sa cinquième proposition, Fletcher stipule que ‘’… Seule la fin justifie les moyens : rien d’autres[23]’’. A son avis, si nous prétendons que la fin ne justifie pas les moyens, alors, rien ne justifie les moyens. Seule une fin peut justifier les moyens. Dans le cas contraire tout acte devient alors de n’importe quoi, s’il ne sert pas à une fin, car l’acte ne revêt une signification seulement que s’il est posé en vue d’une fin visée.

 

            Les moyens selon Fletcher sont comme des ingrédients et comme tels doivent être choisis avec soin en vue d’atteindre le meilleur résultat.

 

            Dans cette perspective, l’amour agapè est présenté comme ce qui a l’habileté de justifier un acte dans le contexte de la situation. Fletcher critique sévèrement l’absolutisme de Kant selon lequel mentir par exemple est toujours mauvais. Il soutient que mentir par amour dans le but d’aider une autre personne à préserver sa vie est toujours juste car c’est la fin qui justifie les moyens. C’est pourquoi il affirme que l’impératif catégorique de Kant qui est absolu n’est pas réalisable. Il va alors proposer à sa place un impératif hypothétique, qui postule qu’un acte est impératif si l’amour le demande. On ne s’étonne donc pas qu’il affirme que ‘’… Rien ne fait une chose bonne si ce n’est l’opportunité de l’amour : rien ne peut justifier un acte si ce n’est une fin d’amour[24]’’.

 

6-     L’amour décide sur-le-champ

            La sixième proposition de Fletcher est que ‘’ Les décisions dictées par l’amour sont prises de manière situationnelle et non de manière prescriptive[25]’’. De ce point de vue Fletcher rejette les règles préfabriquées et taillées sur mesure qui falsifient et rabaissent la morale. Tout homme selon le situationnisme doit prendre les décisions morales de manière situationnelle.  Parce que notre milieu social humain fait l’expérience de nouvelles situations au jour le jour, de sorte qu’il serait absurde de tenir mordicus à l’application universelle des lois, qu’elles soient préfabriquées ou naturelles, en toutes situations.

 

            Par ailleurs, Fletcher affirme que les hommes préfèrent la solution facile qui consiste à se réfugier derrière la sécurité de la loi, mais le situationniste agit sur la base de l’amour libre et accepte les difficultés qui accompagnent la liberté. Pour le situationniste donc, la vie morale doit être déterminée dans le contexte de la situation existentielle et non selon une série de règles qui guident l’homme comme un robot.

 

            Fletcher soutient que les décisions morales ne doivent pas être toujours statiques, et en conséquence la morale de situation essaye de traiter ’’… les situations sur-le-champ sans mettre un accent romantique sur le passé ou un accent évasif sur l’avenir[26]’’.

            De nos propos, il ressort que le situationniste recherche l’opportunité contextuelle et non le ‘’bien’’ ou le ‘’juste’’, mais plutôt ce qui est ‘’convenable’’. Et l’amour est présenté comme la seule norme morale qui guide une personne quant à l’acte qu’il va poser lorsque confrontée à la prise d’une décision morale.

 

DISCUSSION

 

            La morale de situation avons-nous dit dès le départ n’est pas une morale nouvelle ; ce qui est nouveau ce sont les termes radicaux dans lesquels elle est formulée aujourd’hui. Aussi loin que nous remontons dans le passé, le premier situationniste en morale était Aristote, il avait une conscience aiguë de la dimension existentielle de l’homme. Il savait qu’il existe des différences entre les personnes ou les occasions. Mais malgré toute sa sensibilité pour les situations diverses il savait qu’il avait une situation fondamentale – celle humaine – qui nous donne les normes pour apprécier les situations locales.

 

            Au Moyen Age, Thomas d’Aquin, en bon aristotélicien insistera aussi sur le fait que l’on tienne compte des particularités dans les situations ou les circonstances dans les prises de décision morale.

 

            Quant à la résurgence du situationnisme aujourd’hui, il faut faire observer que le souci de ses protagonistes, comme Joseph Fletcher, est de suggérer une méthode adéquate qui permette de prendre des décisions responsables dans les dilemmes concrets de la vie morale humaine. A coup sûr l’argumentation de Fletcher est extraordinaire et devrait retenir notre attention et nous donner à réfléchir. Son but n’est pas de dissoudre toute moralité ni de dénigrer les préceptes bibliques, mais de rendre l’action humaine possible sur la base de l’application correcte de l’amour. En vérité il faut reconnaître que Jésus, à la différence de Moïse, n’a pas établi des règles pour la conduite chrétienne. Il a plutôt présenté des illustrations et des principes du style de vie chrétienne. La morale chrétienne, ne saurait donc se réduire à une série de règles applicables à chaque personne en toute situation.

 

            Vue dans cette perspective, il n’y a rien de mal dans le situationnisme. Dans la mesure où par situationnisme on entend la nécessité de prendre en compte les réalités de la situation concrète dans toute prise de décisions morales, il n’y a pas de problème. Car en vérité, il est toujours nécessaire de rassembler les données, de reconnaître les faits et de faire des recherches empiriques avant de prendre une décision non seulement en morale, mais aussi en politique, en économie etc. en ce sens toute personne responsable est situationniste.

 

            Cependant le point le plus faible de cette morale de situation semble résider dans le fait de croire que la plupart des gens sont suffisamment informés des droits du prochain et ont assez de maturité pour respecter ces droits. De ce point de vue, Fletcher semble avoir une plus grande confiance au commun des mortels que nous n’avons souvent en nous-mêmes. En effet nous ne nous connaissons pas nous-mêmes assez suffisamment pour être capable de juger si nous sommes entrain d’agir au nom de l’amour.

 

            Une autre objection non moins importante qu’on peut faire à la morale de situation est que son concept clé, celui de l’amour a été laissé trop nébuleux pour être vraiment significatif. Nulle part Fletcher ne décrit de manière systématique ses divers usages du concept d’amour. En dernière analyse l’amour peut signifier tout ce que Fletcher veut qu’il signifie : ‘’intrinsèquement bon’’, ‘’justice’’, ‘’principe’’, ‘’disposition’’, ‘’norme de conduite’ ’etc.

 

            A moins qu’on lui donne une place importante dans l’analyse morale, le concept d’amour peut facilement revêtir toute sorte de significations même contradictoires. Et même le concept d’amour peut-être par exemple utilisé comme Staline utilise le concept de paix, c’est-à-dire afin de rationaliser ses propres intérêts et ambitions.

 

            Dans la même perspective, l’identification de l’amour à la justice semble poser problème. Si la justice n’est rien d’autre que l’amour, pourquoi fait-on alors la différence entre les deux et aucun dictionnaire ne les tient pour synonymes ? N’est-il pas plus concret de dire que la justice est une fonction de l’amour ?

 

            D’autre part Fletcher essaye de concilier pragmatisme et amour agapè, mais il ne semble pas que les deux soient tout à fait compatibles, dans la mesure où le pragmatisme est basé sur le succès et recherche ce qui peut produire des résultats immédiats alors que l’amour agapè demande parfois la patience et le don de soi, toute chose visiblement opposée à l’esprit du pragmatisme.

           

            De plus, Fletcher semble accorder trop d’importance à l’amour et à la situation au détriment de la structure psychique de l’individu. En effet, lorsque confronté à des situations particulières de la vie morale ce qui avant tout dicte le comportement l’individu c’est son surmoi c’est-à-dire l’intériorisation de l’éducation morale reçue pendant son enfance, une éducation faite d’interdits de toute sorte, c’est-à-dire de lois et de règles. La décision finale que prend l’individu confronté à une situation morale conflictuelle est en étroit rapport avec sa conscience c’est-à-dire le surmoi tel qu’objectivée dans le comportement présent de l’individu. Cette réalité semble avoir échappé aux situationnistes qui attribuent à l’homme une liberté abstraite.

 

            Cela même conduit à penser à un lien indéfectible entre la loi et l’amour. Il n’est pas facile de les opposer comme semble le faire Fletcher. La loi et l’amour sont aussi inséparables que le corps et l’esprit. On ne s’étonne donc pas que Jésus ait pu affirmer qu’il n’est pas venu abolir la loi mais plutôt l’accomplir. L’Apôtre Paul pour sa part fait remarquer que l’amour du prochain implique le respect des dix commandements.

 

            Enfin un autre point faible du situationnisme est qu’il semble ignorer la part de similitude dans la plupart des circonstances que traverse l’homme. En effet, les situations ne sont pas faites que de singularité ; bon nombre de situations présentent des caractéristiques communes, surtout lorsqu’elles se présentent dans un environnement commun. Et de telles similitudes sont fréquentes dans le monde moderne ; c’est cela même qui permet aux juristes de grouper les actes en classes ou catégories de situations. Sur cette base on peut définir par exemple les types de meurtre et dire quelque chose qui soit généralement applicable à chacun d’eux. C’est justement les similitudes des situations qui rendent possible la législation. Si chaque situation était tout à fait unique en son genre, on ne pourrait pas avoir de lois contre le meurtre, la discrimination raciale, le vol etc. La vérité est que les similitudes des situations sont plus fréquentes que les exceptions ; c’est cela qui rend possibles les lois statuaires.

 

CONCLUSION

 

            La morale de situation aussi connue sous le nom de morale nouvelle n’est pas à vrai dire un courant nouveau en morale. Une telle conception morale était déjà présente chez Aristote et chez Thomas d’Aquin pour ne citer que ceux-là. Mais ce qui est nouveau, c’est la forme systématique et radicale sous laquelle elle apparaît aujourd’hui. Joseph Fletcher, la figure de proue de cette morale a proposé dans on ouvrage. Situation Ethics, une méthode permettant à l’homme de prendre des décisions responsables lorsque confronté aux dilemmes concrets de la vie morale. Cette méthode ne reconnaît pour seule norme que la norme de l’amour qui l’emporte sur toutes les autres normes.

            Malgré son caractère réaliste et humaniste, la morale de situation semble placer en l’homme plus de confiance que ce dernier ne le mérite réellement. Ses défauts majeurs est de supposer que la plupart des hommes sont assez suffisamment informés de leurs devoirs et des droits d’autrui, et assez mûrs pour les respecter. De plus la morale de situation tend à ériger en règle générale ce qui n’est qu’une exception. En effet, dans la vie courante les similitudes des situations semblent plus fréquentes que leur caractère d’exception.

 

            Le réalisme et l’humanisme de la morale de situation lui garantissent une large audience dans la société. Mais son succès définitif reste subordonné à la prise en compte des erreurs ci-dessus mentionnées.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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6-Omoregbe Joseph – Ethics A Systematic and Historical Study Joja Pres LTD. 1993.

 

[1]– Situation Ethics. Joseph Fletcher. (London : SCM Press, 1978) P. 13

[2]– Christian Ethics in the African Context. Han Haselbart (Ibadan Dayster Press, 1976) p. 18

[3]– Humanist Ethics. Dialogue on Basics. Kai Nielson (N.Y. : Promethens Books, Buffalo 1980). P 69

[4]– Fletcher op. cit. P. 79

[5]– Systemic theology vol. I Paul Tillich (Cambridge. University Press. 1956) p. 152

[6]– Fletcher op cit. pp. 164 – 165

[7]– Fletcher op. cit p. 26 

[8]– Ibid p. 40

[9]– Ibid p. 40

[10]– Pragmatism. William James. (New York: Longmans greens and compagny. Inc 1970), p.222

[11]– Fletcher op. cit p. 41

[12]– Ibid p. 43

[13]– Ibid p. 51

[14]– Ibid p. 52 

[15]– Ibid p. 56 

[16]– Ibid p. 56

[17]– Ibid p. 57

[18]– Ibid p. 70

[19]– Ibid p. 71 

[20]– Ibid p. 87

[21]– Ibid p. 21 

[22]– Ibid p. 109 

[23]– Ibid p. 120 

[24]– Ibid p. 125

[25]– Ibid p. 134 

[26]– Ibid p. 135